12

 

 

 

Assis à la terrasse de l’auberge du Terroir d’Antan, ils buvaient du vin doux en regardant déambuler les promeneurs. « La musique est la clé du génie d’un peuple », songeait Reith. Ce matin, il avait fait connaissance avec la musique de Sivishe alors qu’il passait devant une taverne. Un orchestre jouait, qui comprenait quatre exécutants. Le premier avait pour instrument un coffret de bronze hérissé de cônes enveloppés dans du parchemin et dont le frottement produisait des sons semblables à ceux que l’on eût tirés d’un cornet à pistons au registre poussé au maximum dans les graves. Le second instrument était un tube de bois vertical de trente centimètres de diamètre, muni de douze cordes et d’autant de fentes, qui émettait des arpèges aigus. Le troisième, une batterie de quarante-deux tambourins, donnait le rythme. Du quatrième, une trompe à coulisse en bois, jaillissaient des bêlements chevrotants, des couinements aussi bien que d’extraordinaires et stridents glissandos.

Reith avait trouvé la prestation particulièrement simple et limitée : c’était la répétition d’une ligne mélodique primaire reprise ad libitum avec des variations infimes. Quelques couples dansaient ; les partenaires, face à face, les bras ballants, sautillaient consciencieusement d’une jambe sur l’autre. Sinistre, avait songé Reith. Pourtant, quand la musique s’était tue, les danseurs avaient eu une expression triomphale en se séparant et, dès que le quatuor avait recommencé à jouer, ils s’étaient remis à la tâche. À mesure que la séance se prolongeait, Reith avait commencé à deviner des complexités quasiment imperceptibles. Comme la sauce noire au goût de rance qui noyait les mets, cette musique exigeait qu’on fasse un effort intense pour l’absorber, et jamais un étranger ne pourrait l’apprécier ni en tirer plaisir. Peut-être que ces hésitations, ces trémolos presque inaudibles étaient des preuves de virtuosité. Peut-être le peuple de Sivishe était-il féru de sous-entendus allusifs, d’illustrations évanescentes, de modulations échappant presque à l’oreille. Peut-être était-ce là leur réaction face à la cité dirdir toute proche.

La religion n’était pas un indice moins révélateur des mécanismes intellectuels d’une population. Reith savait par Anacho que les Dirdir n’en avaient pas. Les Hommes-Dirdir, en revanche, avaient élaboré une théologie complexe ayant pour base un mythe de la création selon lequel l’Homme et le Dirdir procédaient du même œuf primordial. Les sous-hommes de Sivishe, quant à eux, fréquentaient une douzaine de temples. Leurs pratiques, pour autant que le Terrien avait pu s’en rendre compte, suivaient plus ou moins le modèle universel – le croyant s’humiliait avant de solliciter des faveurs (le plus souvent, la connaissance anticipée du résultat des courses quotidiennes). Certains de ces cultes avaient raffiné leurs doctrines et en avaient tiré la quintessence, et leur doxologie, pour séduire les gens de Sivishe eux-mêmes. D’autres, répondant à des besoins différents, avaient des procédures simplifiées : les fidèles n’avaient qu’à faire un signe sacré, à déposer quelques sequins dans la sébile des prêtres qui leur donnaient leur bénédiction et ils allaient ensuite vaquer à leurs affaires.

L’arrivée de la voiture noire de Woudiver interrompit les méditations de Reith. Artilo se pencha en avant, l’œil mauvais, fit un geste péremptoire et le trio s’installa tandis que le véhicule repartait en cahotant en direction des Chantiers. À la périphérie de la ville, là où les dernières cahutes se raréfiaient, laissant place aux marais salants, se dressaient des entrepôts délabrés entourant des tas de sable, de gravier, de briques et de marne agglomérée. La voiture entra dans cet enclos et s’arrêta devant un bureau exigu édifié à l’aide de briques concassées et de mâchefer.

Woudiver se tenait sur le seuil. Aujourd’hui, il portait une ample veste brune, un pantalon bleu et un chapeau de la même couleur. Son expression suave était indéchiffrable et ses cils dissimulaient à moitié son regard. Il leva une main en un geste de salut calculé et recula à l’intérieur de l’appentis obscur. Reith, Anacho et Traz mirent pied à terre et y pénétrèrent à leur tour, suivis d’Artilo, qui s’approcha d’un grand samovar, se servit un bol de thé et, poussant un grognement irrité, alla s’installer dans un coin.

Woudiver désigna à ses hôtes un banc sur lequel ils s’assirent et il se mit à arpenter la pièce de long en large. Enfin il parla, les yeux au plafond :

— Je me suis livré discrètement à quelques petites enquêtes et je crains que votre projet ne soit irréalisable. En ce qui concerne le local, il n’y a pas de difficultés : l’entrepôt sud, un peu plus loin, fera admirablement l’affaire et vous pourrez le louer pour une somme raisonnable. Un de mes fidèles collaborateurs, le contrôleur adjoint du département approvisionnement des Chantiers, m’a assuré que les pièces nécessaires sont disponibles – moyennant finances. Nous pourrons certainement récupérer une coque d’astronef de rebut – vous n’avez pas besoin de quelque chose de luxueux. Enfin, une équipe de techniciens compétents devrait réagir favorablement à des propositions de rémunération élevée.

Reith commençait à soupçonner Woudiver d’avoir une idée derrière la tête.

— Dans ces conditions, pourquoi le projet est-il irréalisable ?

L’autre eut un sourire ingénu.

— Pour moi, le bénéfice ne correspond pas aux risques.

Reith hocha tristement la tête et se leva.

— Je regrette de t’avoir fait perdre ton temps. Merci de ces informations.

— Il n’y a pas de quoi, répondit gracieusement Woudiver. Je vous souhaite bonne chance. Quand vous reviendrez avec votre trésor, vous aurez peut-être envie de faire construire un somptueux palais. J’espère que vous vous souviendrez alors de moi.

— C’est du domaine du possible. Il ne nous reste plus à présent qu’à…

Mais Woudiver n’avait pas l’air pressé de voir partir le trio. Il s’affala dans un fauteuil avec un grognement onctueux.

— J’ai aussi un ami très cher qui s’occupe de pierres précieuses et qui échangera facilement votre trésor contre des sequins si, comme je le présume, il s’agit de joyaux. Non ? Alors, ce sont des métaux rares ? Non plus ? Ah ah !… des essences précieuses, peut-être ?

— Peut-être que oui, peut-être que non. Dans l’état actuel des choses, je crois préférable de rester dans le vague.

Une grimace de contrariété passa sur le visage de Woudiver.

— C’est justement cette imprécision qui me fait hésiter. Si je savais mieux ce que je puis escompter…

— Celui qui m’aidera ou qui m’accompagnera peut escompter une fortune.

Woudiver pinça les lèvres.

— Maintenant, il me faut participer à cette expédition pirate pour avoir ma part de butin !

— Je te verserai une commission raisonnable avant notre départ. Si tu viens avec nous ou… (le Terrien contempla à son tour le plafond en faisant mine de réfléchir)… ou lorsque nous reviendrons, tu toucheras le complément.

— Qui s’élèvera exactement à combien ?

— Je me garderai de citer un chiffre : tu pourrais me prendre pour un irresponsable. Mais tu ne seras pas déçu.

Artilo, dans son coin, émit un grognement dubitatif auquel Woudiver fit la sourde oreille.

— Je suis un homme pratique et me refuse en conséquence à me lancer dans une entreprise spéculative, fit-il très dignement. Il me faudrait une avance de dix mille sequins. (Il gonfla ses joues et jeta un coup d’œil à Reith.) Dès que je serai en possession de cette somme, j’userai de toute mon influence pour faire démarrer ton projet.

— Voilà qui est parfait. Mais faisons une supposition ridicule. Admettons que, au lieu d’être un homme d’honneur, tu sois un gredin, un coquin et un fourbe. Tu pourrais alors, après avoir accepté mon argent, découvrir que l’affaire est impossible pour une raison ou une autre et je n’aurais aucun recours. Aussi je ne lâcherai rien d’avance.

Woudiver était visiblement mécontent mais il était tout sucre et tout miel quand il répliqua :

— Alors, loue-moi cet entrepôt. Il est admirablement situé : il est à proximité immédiate des Chantiers, il est discret et il possède toutes les commodités. De plus, je me fais fort de trouver une vieille carène mise à la ferraille sous prétexte de la convertir en caisson de magasinage. Je ne te demanderai qu’un loyer théorique de dix mille sequins par an, payable d’avance.

Reith opina du bonnet d’un air sentencieux.

— C’est une proposition digne d’intérêt. Mais comme nous n’utiliserons pas les lieux plus de quelques mois, pourquoi te créer des complications ? Nous trouverons un local moins cher ailleurs. Et peut-être encore mieux situé.

Les yeux de Woudiver se rétrécirent et, autour de sa bouche, ses bajoues se mirent à trembloter.

— Jouons cartes sur table tous les deux. Nos intérêts concordent tant que je gagne des sequins. Pas question de chipoter. Ou tu me verses une avance ou les ponts sont rompus.

— Soit. Nous utiliserons ton entrepôt et je te remettrai une somme de mille sequins représentant trois mois de loyer le jour où une coque adéquate sera livrée et où l’équipe technique se mettra au travail.

— Humph… Cela pourrait se faire demain.

— Voilà qui est parfait.

— J’aurais besoin de fonds pour me procurer une carène. Je l’aurai au prix de la ferraille mais il faudra payer le transport.

— Bien. Voici mille sequins.

Reith compta la somme sur le bureau. Woudiver laissa bruyamment retomber le battoir qui lui servait de main.

— Mais c’est une misère ! Tout à fait insuffisant !

— Il est évident que tu n’as pas confiance en moi, fit Reith sur un ton cassant. Et cela ne m’incite pas à avoir confiance en toi. Mais tu risques seulement de perdre une heure ou deux alors que, moi, je risque des milliers de sequins.

Woudiver se tourna vers Artilo.

— Que ferais-tu à ma place ?

— Je ne m’embarquerais pas dans ce coup tordu.

Woudiver fit face à Reith et écarta les bras.

— Voilà ma réponse.

Le Terrien ramassa prestement les mille sequins.

— Eh bien, bonsoir. Ravi d’avoir fait ta connaissance.

Ni Woudiver ni Artilo ne firent un geste.

Les trois amis regagnèrent leur hôtel à bord d’un chariot de transport en commun.

 

Le lendemain, Artilo se présenta à l’auberge.

— Aïla Woudiver veut vous voir.

— Pour quoi faire ?

— Il vous a trouvé une carène. Elle est dans le vieil entrepôt. On est en train de la dégarnir et de la nettoyer. Woudiver veut de l’argent. Qu’est-ce qu’il pourrait vouloir d’autre ?

Le Dirdir
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